Port-au-Prince, 22 avril 1891
Messieurs les plénipotentiaires,
J’ai l’honneur de vous accuser réception à Vos Excellences de votre dépêche du 21 de ce mois, par laquelle vous avez bien voulu m’adresser une copie officielle du document signé par son Excellence le Président des États-Unis et vous investissant de pleins – pouvoirs pour – conférer avec toutes personnes revêtues des mêmes pouvoirs par Haïti, afin de négocier une convention entre les deux gouvernements.
En examinant ce document et me référant à l’entrevue que j’eus l’honneur d’avoir avec Vos Excellences le jour même de la réception de votre dépêche, je dois inférer que vos pleins pouvoirs se rapportent à la demande faite le 7 février dernier au gouvernement d’Haïti, par l’honorable amiral Gherardi, en qualité de commissaire spécial des États-Unis, d’exprimer son consentement d’accorder au gouvernement de l’Union américaine l’affermage du Môle Saint-Nicolas pour y établir une station de charbon pour les navires de la marine des États-Unis.
En effet, par sa lettre du 10 février dernier, ce département avait exprimé à l’honorable amiral le désir du gouvernement d’Haïti d’avoir préalablement à toute délibération : « 1° les détails ou conditions de l’affermage désiré ; 2° copie des pleins-pouvoirs qui lui auraient été conférés, par son Excellence le Président des États-Unis et dont l’original serait présenté, s’il y a lieu, au moment de la signature du bail à ferme qui fait l’objet de sa demande. L’honorable amiral m’a fait l’honneur de me fournir, par sa lettre du 12 février, tous les détails désirables, en me laissant une copie certifiée des instructions qu’il avait reçues du département d’État de Washington, et, après une entrevue que nous eûmes le même jour, il a été- convenu qu’il écrirait à son gouvernement pour avoir les pleins pouvoirs. C’est donc ce document que vous avez reçu en commun et qui m’a été communiqué, de sorte que le gouvernement d’Haïti est mis à même de répondre, en toute règle, à Vos Excellences.
Comme j’ai eu l’honneur de dire à Vos Excellences, dans notre entrevue d’hier, dès que je sus l’arrivée en rade d’une nouvelle escadre de la marine américaine, et que j’eus appris que des pleins pouvoirs vous étaient expédiés, je fis une dépêche très circonstanciée au Président d’Haïti et au Conseil des Secrétaires d’État en tournée dans le Département du Sud. Le Président d’Haïti et mes Collègues réunis en Conseil des Secrétaires d’État, m’ont ordonné de vous répondre comme suit : Après avoir bien considéré les conditions dans lesquelles le gouvernement des États-Unis désira obtenir l’affermage du Môle Saint-Nicolas pour y établir une station navale, ils n’auraient peut-être point d’objection à faire, si vos instructions ne contenaient pas la clause suivante : « En vue de la préservation et de l’affermissement des relations (des deux pays) le Président désire que, aussi longtemps que les États-Unis peuvent être les fermiers du Môle Saint-Nicolas » — s’il doit être affermé — le gouvernement d’Haïti n’afferme aucun port ou autre portion de son territoire ni n’en dispose autrement, n’y accepte aucun privilège spécial ou droit d’usage à aucun autre pouvoir, État ou Gouvernement. »
L’acceptation de votre demande avec une telle clause, serait aux yeux du gouvernement d’Haïti, un outrage à la souveraineté nationale de la République et une violation de l’article Ier de notre Constitution ; car, en renonçant au droit de disposer de son territoire, il en aurait consenti l’aliénation tacite.
Dans sa lettre du 12 février dernier, l’honorable amiral Gherardi cita la France, le Brésil, l’Espagne, le Pérou, le Mexique, Hawaï, le Portugal, l’Italie, le Japon et d’autres nations qui ont accordé, un moment ou l’autre, des stations de charbon à la marine des États-Unis. Le gouvernement d’Haïti n’est pas moins bien disposé envers l’Union américaine que ces diverses nations, mais il se trouve lié par notre droit public intérieur qu’il ne peut violer, sans rendre caduc tout engagement pris dans de telles conditions. Ces considérations sont d’une importance telle, que Vos Excellences seront, sans doute, les premières à reconnaître l’impossibilité dans laquelle se trouve le gouvernement haïtien d’accorder à celui des États-Unis le bail du Môle Saint-Nicolas, aux conditions que ce dernier le désire. Mais à cette difficulté constitutionnelle doivent encore s’ajouter des considérations politiques qui sont de la plus haute importance pour le gouvernement haïtien.
L’arrivée en ce port de deux escadres américaines renfermant les plus puissants vaisseaux de guerre de la marine des États-Unis, a fait une impression des plus malheureuses au pays entier qui s’en alarme ou s’en inquiète. En supposant même que la constitution nationale ne fût pas un obstacle à l’acceptation de la demande présentée par Vos Excellences, au nom du Président des États-Unis, le gouvernement haïtien ne pourra guère, dans les circonstances présentes, entrer en négociations pour l’affermage du Môle Saint-Nicolas, sans paraître céder à une pression étrangère et compromettre, ipso facto, notre existence de peuple indépendant ; et d’autant plus que plusieurs journaux américains, dans un but indevinable, font une propagande mensongère, tendant ce à faire croire qu’il y a des engagements signés entre le Président d’Haïti et les États-Unis d’Amérique, pour la cession de cette même baie du Môle Saint-Nicolas que soi : Excellence le Président Harrison désire avoir comme station navale à l’usage de la marine américaine.
Profondément confiant en votre loyauté et votre sentiment d’équité, j’ose espérer que vos Excellences saisiront parfaitement que le refus d’accorder aux États-Unis l’affermage du Môle Saint-Nicolas pour une station navale, n’est pas, de la part du Gouvernement haïtien, un acte de défiance ou de mauvaise volonté. Il est la conséquence d’un double empêchement devant lequel a dû fléchir notre vive sympathie et notre sincère attachement à la plus glorieuse et à la plus généreuse république du Nouveau-Monde et peut-être du monde moderne.
Veuillez agréer, Messieurs les Plénipotentiaires, les assurances de ma très haute considération.
Le Secrétaire d’État des Relations Extérieures : A. FIRMIN
Honorable FRÉDÉRIC DOUGLASS
Ministre-résident et Consul général des États-Unis.
BANCROFT GHÉRARDI Contre-amiral de la marine des États-Unis