Anténor Firmin (1850-1911), Haïtien, avocat, inspecteur des écoles au Cap-Haïtien, rédacteur du journal « Le Message du Nord », leader de parti politique, homme d’Etat, diplomate, membre de la Société d’Anthropologie de Paris. En 1902, il brigua la présidence de la république, en sa qualité de Chef de parti. Il fut aussi un fin connaisseur de l’Égypte des Pharaons.
Hommage à Anténor Firmin (1850-1911), égyptologue haïtien
Théophile OBENGA
In Commemoration of Anténor Firmin, Haitian Egyptologist.
1. Introduction
Anténor Firmin fait partie de l’intelligentsia d’Haïti. Il fut avocat de profession, panafricaniste par choix politique. Il fut aussi, à mon sens, égyptologue, l’un des premiers parmi les Noirs d’Afrique et de la Diaspora. C’est de l’égyptologue qu’il va être question dans cet article.
2. Rayonnement de l’intelligentsia d’Haïti
Le nom d’Anténor Firmin reste attaché à un ouvrage majeur du 19ème siècle, toujours d’actualité, portant le titre : De l’égalité des races humaines (Anthropologie positive), Paris, Librairie Cotillon, 1885 ; nouvelle édition présentée par Ghislaine Géloin, Paris, L’Harmattan, 2003, plus de 400 pages, illustrations.
Cet ouvrage est dédié à Haïti, symbole historique et politique de tous les Enfants de la race noire, “les déshérités du présent et les géants de l’avenir” (dédicace d’Anténor Firmin).
Haïti en effet a déjà beaucoup donné au monde noir et à l’humanité :
- des guides spirituels avec Boukman ;
- des hommes d’État avec Pierre Dominique Toussaint L’Ouverture (1743 – 1803), Jean-Jacques Dessalines (1758 -1806) ;
- de puissants écrivains, en grand nombre.
Parmi ces créateurs de l’esthétique littéraire, on peut mentionner :
- Jean Price-Mars (Ainsi parla l’oncle, Port-au-Prince, 1929), premier président de la Société Africaine de Culture (SAC)-Présence Africaine, fondée par le Sénégalais Alioune Diop. Price-Mars est considéré comme le « père fondateur de la Négritude ». Son goût pour l’Anthropologie physique lui vient peut-être d’Anténor Firmin ;
- Jacques Roumain (Le Gouverneur de la Rosée, Port-au-Prince, Paris, 1944) ;
- Jacques Stephen Alexis (Compère Général Soleil, Paris, 1955 ; Les Arbres musiciens, Paris, 1957) ;
- René Depestre (Minerai noir, Paris, 1980, et des essais sur le merveilleux haïtien dans Le Courrier de L’UNESCO).
Et tant d’autres talentueux écrivains comme Jean-F. Brière, Laleau, Camille, Cinéas, Trouillot, Saint-Amand.
3. L’Anthropologie physique et ses illusions
On dit aussi « Anthropologie descriptive », cette discipline scientifique qui consiste à étudier les faits anatomiques, les caractéristiques extérieures des êtres humains, puis à les classer en à différentes « races », enfin à porter des jugements de valeur sur la supériorité ou l’infériorité de telle ou telle race humaine.
Ayant étudié les différentes races humaines, les savants de la race blanche ne pouvaient pas classer la race blanche comme une race inférieure. Les savants anthropologues de race noire n’auraient pas non plus classé la race noire comme une race inférieure, primitive, sauvage.
Ainsi, l’inégalité des races humaines ne veut strictement rien dire. Cependant le comte Arthur de Gobineau écrit son infortuné Essai sur l’inégalité des races en 1853. Le chirurgien Paul Broca (1824-1880) fonde la Société d’Anthropologie de Paris en 1859. L’Europe entière est totalement acquise à l’idée de l’infériorité de la race noire : les Nègres sont des êtres inférieurs, sauvages, non-civilisés, encore au seuil de l’histoire universelle conçue par la philosophie de Hegel.
Indices céphaliques, nasaux, ostéologiques, craniométriques, tests psychologiques culturalistes et mal conçus : tout cela a servi à classer puis à hiérarchiser les différentes variétés biologiques de l’Espèce humaine, qui est une d’origine précisément africaine.
A cette infériorité de la race noire décrétée par la science anthropologique occidentale est liée une question fondamentale : la question de l’Égypte pharaonique.
Africanistes, orientalistes, océanistes, américanistes (spécialistes des « tribus » primitives natives du continent américain), tous, sans aucune exception, ont placé l’Égypte au ProcheOrient, donc en Asie antérieure, ou en Méditerranée orientale, et non sur le continent africain des races noires inférieures.
Anténor Firmin a vivement critiqué les théories racistes de l’Anthropologie physique. Il a aussi défendu l’africanité noire de l’Égypte pharaonique. Cette question de l’Égypte pharaonique a toute une historiographie, intéressante à connaître.
4. Historiographie du « Dossier Égypte – Afrique »
On peut ne retenir que les dates les plus significatives :
- 1831 : Hegel professe à Berlin, expliquant à son auditoire que l’Égypte, ayant fait passer l’Esprit de l’Orient à l’Occident, n’appartient pas à l’Esprit africain (aber es ist nicht dem afrikanischen Geiste zugehörig), c’est-à-dire que l’Égypte pharaonique ne fait pas partie de l’univers culturel négro-africain ;
- 1885 : Anténor Firmin développe et défend son argumentation : l’Égypte ancienne est africaine, nègre, par la géographie, la race, la culture, l’esprit, les valeurs, la royauté sacrée et divine, l’esthétique, la linguistique ; mais Anténor Firmin n’exploite pas davantage la dimension linguistique du dossier ;
- 1954 : Cheikh Anta Diop, dans Nations nègres et Culture, établit avec une rare puissance scientifique et intellectuelle la vérité historique contre toutes les falsifications occidentales. Le « dossier Égypte – Afrique » s’amplifie. L’apport linguistique, pour la première fois, est décisif, impressionnant. L’Égypte pharaonique est nègre. Elle appartient à l’ensemble égypto – nubien. Elle est le socle de l’unité culturelle de toute l’Afrique noire. Les humanités classiques africaines ont pour fondement tout l’héritage, assumé, de l’Égypte pharaonique. Les pédagogies africaines contemporaines doivent avoir pour paradigme l’Égypte antique ;
- 1956 : Jean Leclant, égyptologue français (Sorbonne, Collège de France, Institut de France) avait fait une communication, le 10 février 1956 à la Société Française d’Egyptologie (Collège de France) sur ce thème : Égypte – Afrique. Quelques remarques sur la diffusion des monuments égyptiens en Afrique (carte, illustrations) : L’Égypte est d’abord terre d’Afrique, « le fond de sa culture, en ses plus hautes phases, apparaît essentiellement africain » (p. 30 de l’étude de Leclant)
- 1974 : colloque international du Caire, sous les auspices de l’UNESCO, réunissant plus de 20 égyptologues parmi les meilleurs dans les temps contemporains (Serge Sauneron, Jean Vercoutter, Jean Leclant, W. Kaiser, L. kakosy, Torgny SäveSoderbergh, Peter L. Shinnie, Cheikh Anta Diop, L. Habachi, G. Mokhtar, F. Debono, Jacqueline Gordon-Jacquet, etc.). L’Égypte pharaonique était africaine par la culture, le caractère, le tempérament, la pensée, le sens, la langue.
Le colloque du Caire a donné le dos aux thèses racistes de Hegel et de toutes les écoles anthropologiques eurocentristes à la base d’idéologie raciste.
Anténor Firmin et Cheikh Anta Diop ont travaillé pour le triomphe de la vérité. Et ils ont eu raison de le faire. La vérité historique est de leur côté.
Il faut souligner le caractère génial des intuitions et des arguments d’Anténor Firmin, en 1885, en pleine agitation des théories anthropologiques erronées mais dominantes, omniprésentes.
5. Anténor Firmin, égyptologue haïtien
Anténor Firmin est égyptologue comme on pouvait l’être 63 ans seulement après le déchiffrement des hiéroglyphes en 1822 par J.-F. Champollion (1790-1832).
Mais qu’est-ce qu’égyptologue ? Comment devient-on égyptologue ?
Les égyptologues viennent un peu de partout à l’origine : de la géographie, de l’histoire, des études gréco-latines, des études juridiques, des études archéologiques, des cabinets d’architectes, de médecins, des études linguistiques, religieuses, philosophiques, littéraires, de l’art (dessin, gravure, photographie), etc. Avocat, Anténor Firmin fut aussi égyptologue.
Un égyptologue est un spécialiste de l’histoire et de la civilisation de la vieille Égypte pharaonique. Philologie, papyrologie, étude des textes hiéroglyphiques, hiératiques, démotiques et coptes, édition des textes anciens, archéologie historique (rarement archéologie préhistorique), muséologie, expositions, ouvrages scientifiques et de vulgarisation, films documentaires, visites des sites touristiques, congrès et colloques, revues scientifiques, conférences, etc. : tout est nécessaire pour faire d’un chercheur un ou une égyptologue.
Cependant, peu d’égyptologues sont tout à la fois archéologues réputés, ayant fait des découvertes sensationnelles. Des spécialités et des sous-spécialités existent, et l’investissement matériel, financier, coûte cher. De nos jours, presque tout a été fouillé. D’où les immenses trésors égyptologiques des musées à travers le monde (stèles, statues, papyrus, divers objets, momies).
Un ou une égyptologue doit aussi connaître les travaux d’érudition égyptologique de son temps. L’allemand, l’anglais, le français, l’italien, l’espagnol, etc., sont des outils nécessaires, tout comme le grec ancien et le latin (il est instructif de lire directement en grec ce qu’Aristote par exemple dit à propos de l’astronomie égyptienne). L’accès direct à la source documentaire primaire est une exigence de la critique historique.
Enfin, un ou une égyptologue doit s’affranchir le plus possible, des préjugés africanistes et orientalistes eurocentristes, car il faut se garder d’œuvrer en dehors de la vérité historique. Parfois, il y a des égyptologues fantaisistes qui dissertent, dans des ouvrages, sur le meurtre de Tout-ankh-Amon par son successeur, Ayi.
Anténor Firmin est égyptologue. Il connaît, dans leur langue d’origine, les travaux des plus grands égyptologues de son temps, fondateurs de l’égyptologie : J.-F. Champollion, Rosellini, Richard Lepsius, Emmanuel de Rougé, H. Brugsch, Gaston Maspéro, Victor Virey, Nestor L’Hôte, G. Ebers, Olivier de Beauregard, J.J. Ampère, Caillaud, F. Lenormant, Schweinfurt, etc. Ce qui est assez complet en 1885.
La Grammaire égyptienne (posthume) de Champollion est connue d’Anténor Firmin qui la cite. Cette première grammaire de la langue égyptienne pharaonique a été rééditée récemment.
A propos de l’archéologie égyptienne, voici une remarque juste et pertinente d’Anténor Firmin : « Chaque progrès de l’archéologie nous ramène invinciblement à la tradition grecque, la seule rationnelle. » (p. 228 de l’ouvrage d’Anténor Firmin).
C’est exact. La « tradition grecque » ne sépare pas dogmatiquement l’ »Égypte » de la « Nubie ». Pour elle, existait, unitaire et solidaire, l’ensemble égypto-nubien. Ramsès II par exemple a plus bâti en Nubie qu’en Égypte même. L’Égypte n’est pas d’Asie, mais bien d’Afrique. Ce fut aussi la perception, correcte, de Champollion.
Anténor Firmin défend, après les auteurs grecs, l’unité fondamentale de l’ensemble égypto-nubien et, de ce fait, l’Égypte pharaonique n’est qu’une « colonie », c’est-à-dire une extension du peuple noir nubien ou « éthiopien » au sens grec du mot. Bien plus, Anténor Firmin a une vaste et précise connaissance de la civilisation pharaonique.
6. Anténor Firmin et sa connaissance d’Égypte
a/. Transcription juste des noms
Ce qui frappe, et étonne, c’est qu’Anténor Firmin écrit les noms propres égyptiens de façon authentique, très proche de la langue égyptienne. Ainsi, par exemple, aux pages suivantes de l’ouvrage de Firmin :
- p. 204 : Kémie, « Terre noire d’Égypte », « Pays noir », nom authentique de l’Égypte antique pharaonique, Km.t, copte Kemi, Kami, « noir » (charbon) ;
- p. 207 : Râ-mes-sou II, le pharaon Ramses II, aussi Ramesses II de la 19e dynastie au Nouvel Empire, ayant régné de 1273 à 1212 av. notre ère. La graphie d’Anténor Firmin, Râ-mes-sou, est très correcte pour ce nom qui signifie : « Rā l’a façonné », « Rā l’a mis au monde », sw, sou est effectivement le pronom personnel dépendant, 3e personne, masculin, singulier, d’un usage archaïque, « lui » : « Rā a mis au monde lui » (Rā-mssw, Rā-mes-sou) ;
- p. 218 : « la statue en diorite de Kha-f-Râ roi de la IVe dynastie égyptienne » : c’est bien le fils de Khufu (« Chéops« ), à la IV e dynastie (2558-2532 avant notre ère), à l’Ancien Empire, bâtisseur de la Deuxième Pyramide et du Grand Sphinx sur le Plateau de Giza (Gizeh). Tout le monde écrit Chephren ou Khafre, Khafrê, alors que la transcription exacte est donnée par Anténor Firmin : Khā-f-Rā, Khā-ef-Rā, « Il apparaît en gloire (comme) Rā. » ;
- p. 221 : deux statues peintes, découvertes à Meïdoum en 1871 par une équipe d’Auguste Mariette, égyptologue français, datant de la IIIe dynastie, au temps du Pharaon Houni/Huni (2637-1613 avant notre ère) dont la fille, princesse Hetep-heres, est la mère de Khufu (Chéops) : le mari s’appelait Râ-hotpou ; sa femme Nofri-t. On écrit aujourd’hui Rahotep et Nofret, le plus souvent. Le nom du mari est en effet un nom composé : Rā-hotep, Rā-hotepou, Rā- hotpou (Rc–Htp en en translittérant les hiéroglyphes mêmes), et ce nom signifie : « Rā est satisfait » (idée de plénitude paisible et sublime). Anténor Firmin montre que le -t, marque grammaticale du féminin, ne fait pas évidemment partie du radical :
Nofri-t, Nofret, Neferet, etc., « La belle » ;
- p. 221 : « la reine Nofri-t-ari, laquelle est toujours représentée avec la chair peinte en noir » : c’est vrai (cf. travaux du Pr. A.M. Lam, égyptologue, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal). Habituellement, on écrit : Nefertari, Nefertary, Nefert-ary. Et on traduit mal : « Celle qui est liée / connectée à la beauté », comme s’il y avait un adjectif de relation à partir de la préposition r ou ir, ce qui donnerait iry, d’où ary, « lié à », « connecté avec ». Or Gardiner rassure que la formative -y (double petits traits obliques ou même droits, ou aussi double roseau fleuri) n’est jamais écrite dans les cas féminins (Gardiner, Egyptian Grammar, § 79) ; donc la lecture iry, ary est fausse (et puis, cela n’est pas écrit en hiéroglyphes, en regardant attentivement, avec un esprit critique). Anténor Firmin oriente vers la vraie translittération et compréhension : Nfr.i try, Neferitari, « Je suis belle (et) adorable (nfr est ici adjectif prédicat précédant le sujet, donc un verbe ; le roseau fleuri .i est un pronom personnel suffixe,
1ère personne, singulier : nfr.i « je suis belle », « belle je suis » ; le verbe tr s’écrit aussi try, « respecter » aussi « adorer » (Faulkner, Concise Dictionary of Middle Egyptian, p. 300). L’une des Grandes Épouses Royales de Ramses II Mery-Amon Ouser-Maāt-Rā portera également ce joli nom féminin : Nefertari, Nefer-tary, plus précisement Nefer-i tary ;
L’égyptien dit : « Je suis belle et adorable », le Cantique des Cantiques introduit une nuance oppositionnelle : Sum nigra, sed formosa, « Je suis noire, mais belle » (comme s’il y avait une opposition entre le fait d’être noire et d’être belle, comme si « noirceur de peau » et « beauté » physique n’allaient pas ensemble. Psychologie des profondeurs !
- p. 226 : « la princesse Nofri-t-ari, qui fut mariée à Ah-mès« , Pharaon fondateur de la XVIIIe dynastie, au Nouvel Empire, ayant régné de 1570 à 1546 avant notre ère. On écrit un peu partout Ahmose, Ahmosis alors que la bonne transcription est celle d’Anténor Firmin : Iāh-ms, Iāh-mes, Ah-mes, nom qui signifie : « Né de la Lune ». Une princesse égyptienne porte le nom de Iāh, « La Lune », comme dans le reste de l’Afrique noire : Ngon, Ngone, Ngondo, etc.
- p. 227 : « Pi-ânkhi-Meri-Amoun, roi éthiopien de Napata, avait conquis tout le pays qui s’étend de Thèbes aux bouches du Nil ». Il s’agit de P-ankhy, Piankhy, Piankhi, « Le vivant », connu aussi comme Piyi, Piye, fondateur de la XXVe dynastie dite éthiopienne (747-656 av. notre ère, au moins deux siècles avant la naissance de Platon, philosophe grec d’Athènes). Pourquoi Anténor Firmin écrit-il Pi-ânkhi-Meri-Amoun au lieu de Piânkhi tout court ? Le nom de trône le plus courant de Piankhy est le suivant : Men-Kheper-Rā, « Perpétuel est le Devenir de Rā » ou « Stable est la Manifestation de Rā », « Éternelle est l’Existence de Rā », c’est-à-dire l’essence même du Divin est l’éternité. D’où vient Meri-Amoun de Firmin ? Il faut connaître pour répondre correctement. A la première ligne de la « Stèle de la Victoire de Piankhy » (le récit de Barkal, d’après Anténor Firmin), trouvée en 1862 dans le temple d’Amon de Gebel Barkal (« Sainte Montagne ») en Nubie, actuellement au Musée du Caire, le titre nsw-bit, « Roi de Haute et Basse-Égypte », introduit le nom royal ainsi : Mery-Amon P-ankhy, ou plus canoniquement P-ankhy MeryAmon, Pi-ankhy « Aimé d’Amon » : « Le Vivant. Aimé d’Amon », « L’Aimé d’Amon. Le Vivant » : le tout est écrit royalement dans un cartouche.
Par ces exemples, Pi-ânkhi-Meri-Amoun, Nofri-t-ari (Nefer.i tary), Nofri-t (Nofret, Neferet), Râ-hotpou (Râ-hotep, Râhotep, Râ-hotepou), Ah-mès (Iāh-mes), Râ-mes-sou (Ramses, Ramsses), Kha-f-Râ(Khā-ef-Rā), Kémie(Km.t, Kemet, Kamit, Kemit), Anténor Firmin montre qu’il avait une connaissance intime des savoirs égyptologiques accumulés à son époque.
b/. Observations philologiques pertinentes
Anténor Firmin a l’observation phonétique suivante digne d’un philologue compétent :
« Les lettres r et l, t et d se permutent facilement en égyptien »(p. 212 de son ouvrage). C’est tout à fait exact. La permutation r et l est assez facile à constater, mais pas celle de t et d : égyptien pharaonique di, « donner », égyptien-copte ti, « donner » ; égyptien pharaonique rn, ren, « nom », égyptien-copte lan, len, « nom ». Gardiner fait état de ce genre de permutations des lettres et signes dans sa grammaire (p. 28).
c/. Visite au Musée du Louvre à Paris
Anténor Firmin a une connaissance directe des objets égyptiens stockés et exposés dans les musées, par exemple au Musée du Louvre à Paris.
Il a visité la salle funéraire : les couvercles de deux boîtes de momie représentaient des visages remarquablement noirs africains (p. 220 de son ouvrage).
Dans la salle civile du Musée du Louvre, Anténor Firmin s’est émerveillé devant le « Scribe accroupi » (p. 220)
d/. Anténor Firmin a une très vaste connaissance des arts plastiques égyptiens
Anténor Firmin a étudié, en détail, les antiquités pharaoniques : « Étude des monuments égyptiens », pp. 217-223 de son ouvrage.
Il insiste sur les couleurs : le noir, le bleu, le jaune, le rouge ocre, étaient autant de nuances pour traduire « la couleur noire si générale et si constante en Égypte » (p. 223).
Pyramides, tombes, statues colossales, temples, momies, étoffes, meubles, paniers, bijoux, bois et métaux ouvrés, mille objets trouvés dans les nécropoles (épingles à cheveu, appuistêtes ou chevets, fards), insignes de la royauté, la barbe des rois, les légendes, les physionomies : tout est pareil qu’on se retrouve en Égypte, en Nubie, en Abyssinie, au pays des Mangbetous (orthographié Monbouttous d’après Schweinfurth que suit Firmin) et dans le reste de l’Afrique noire.
Les pyramides existent en Nubie. De grandes constructions, au Mwana Mutapa (Monomotapa). Les chevets, chez les Asanté (Ashanti) du Ghana. Le bélier d’Amon, aux royaumes Edo-Yoruba au Nigeria. Les bijoux en or, dans tout l’Ouest Africain. La royauté sacrée, divine, est typique, partout, de l’ancien Ghana aux Grands Lacs Africains. Les cosmogonies sont identiques. L’astronomie des Dogon est une branche des écoles pharaoniques de Thèbes, des « Maisons-de-Vie » ou académies de Memphis, Héliopolis, Hermopolis. La médecine est aussi savante dans l’ancien Ouganda (Uganda, Buganda).
Et pourtant, l’Occident a pris de nombreuses précautions pour détruire cette majesté historique négro-africaine, depuis le 16e siècle. Des doctrines ont été inventées sur l’infériorité de la race noire africaine. Des faux ont été créés en linguistique.
A-t-on réussi la besogne de falsification historique, de mensonge culturel, de préjugé raciste, d’eurocentrisme arrogant ?
Non. « Car, déclare Anténor Firmin, pour étouffer la vérité, il faudrait éteindre toutes les lumières de l’érudition et effacer tous les vestiges de la littérature et de l’histoire anciennes. La tâche est au-dessus de la puissance de quelques hommes. Toutes les précautions resteront donc vaines… » (p. 223 de l’ouvrage d’A. Firmin).
C’est d’autant plus vain, de nos jours, avec l’arrivée, massive, des historiens, linguistes, anthropologues, philosophes et égyptologues négro-africains, tous érudits et capables de juger par eux-mêmes, sans la tutelle intellectuelle aliénante.
La littérature grecque antique n’abordait l’Égypte et la Nubie (Éthiopie), unies ethniquement et culturellement, aux yeux des savants grecs, qu’en termes de « noir » : Hérodote, Eschyle (Prométhée enchaîné, analysé par A. Firmin, avec citations grecques originales, ainsi aussi Les Suppliantes), Aristote, Diodore de Sicile, Strabon, etc.
7. Anténor Firmin fait état de la flore et de la faune de l’Égypte ancienne (pp. 215-217)
C’est assez rare, dans le « Dossier Égypte – Afrique » d’évoquer la flore (plantes, arbres) et la faune (animaux) de l’Égypte antique. Voilà qui laisse découvrir encore l’énorme savoir égyptologique d’Anténor Firmin.
Différentes espèces de végétaux ou animaux de l’Égypte antique sont originaires d’Éthiopie (Nubie – Abyssinie), leur berceau primaire.
Le papyrus, aujourd’hui rare en Égypte, est encore beau et abondant aux bords des lacs ou rivières de la Nubie, de l’Abyssinie ou du Soudan. Il servait en Égypte à la fabrication de rouleaux de papyrus (papier) pour écrire : d’où la science dite papyrologie, soit l’étude des anciens papyrus (écriture, textes, langue).
Le lévrier antique, le scarabée, l’ibis noir, objets de culte des anciens Egyptiens, sont nombreux en Nubie.
Nubiens, Égyptiens et Dogon ont inventé une même perception culturelle à propos du Scorpion, doit-on ajouter.
8. Anténor Firmin et la linguistique dans le cadre de sa thèse
Pourquoi le recours aux particularités linguistiques ? C’est pour être exhaustif et s’assurer que rien ne manque à la thèse des anciens Égyptiens comme de véritables nègres d’Afrique, « afin de démontrer que notre investigation ne manque rien de ce qu’il faut pour implanter dans chaque intelligence une conviction solide et sûre. »(p.217 de l’ouvrage d’Anténor Firmin).
Ainsi, Firmin s’oppose d’emblée à la théorie de Theodor Benfey – qu’il cite en allemand – faisant de l’ancien égyptien une langue à regrouper parmi les langues sémitiques. Benfey écrit en 1884. A. Firmin s’y oppose en 1885 : cette théorie de Benfey offre peu de consistance. En dépit de cette fragilité du « chamito-sémitique » (dirions-nous aujourd’hui), les savants l’ont « complaisamment adoptée » (A. Firmin) pour ne pas reconnaître qu’un peuple de race noire ait pu bâtir la civilisation pharaonique. Car il faut faire prévaloir l’opinion de l’origine asiatique des anciens Égyptiens.
Renan, d’après A. Firmin, avait mis en doute cette parenté entre l’idiome de l’Égypte pharaonique et des langues sémitiques.
C’est l’approche méthodologique d’A. Firmin qui est extraordinaire, pour l’époque : « En réalité, l’égyptien bien étudié, autant qu’on puisse le faire en s’aidant du copte…« (p. 210 de l’ouvrage de Firmin).
Égyptien pharaonique – copte – sémitique : la comparaison linguistique, même au niveau lexicologique (A. Firmin dit « glottologique« ), ne donnera rien de positif. En revanche la comparaison de l’égyptien pharaonique, du copte et d’autres langues parlées par des peuples noirs africains aboutira nécessairement à des résultats probants, si la méthode linguistique n’est pas sacrifiée. Firmin insiste sur le copte. Il a complètement raison. Le copte est vocalisé, étant écrit en lettres grecques : c’est donc un outil d’une valeur inestimable. Voilà pourquoi les « chamito-sémitisants » ou « afroasiatiques » ne sollicitent jamais le copte.
Firmin entrevoit la parenté de l’égyptien plutôt avec le galla, le bedja, et le somali (i.e. l’oromo), c’est-à-dire les langues couchitiques, dirions-nous aujourd’hui. C’est un point de vue scientifiquement correct.
Ce qui est encore éblouissant, en 1885, Anténor Firmin rapproche, à la lumière de la littérature de son temps, l’égyptien du « groupe nilotique » (p. 210 de son ouvrage : je souligne).
Ce groupe nilotique, par certaines particularités, a des liens étroits avec le kanuri parlé au Bornou (p. 210). Avec ce dernier idiome, on se trouve en plein dans le Tchadique.
Ainsi pour Anténor Firmin, avocat et anthropologue féru d’égyptologie, l’égyptien pharaonique appartient aux groupes linguistiques couchitique, nilotique et tchadique : il écrit en 1885, et j’en fais la démonstration, à l’échelle continentale, en 1993[1], à la lumière exclusive de la linguistique historique, après les travaux décisifs de Cheikh Anta Diop sur l’égyptien et le wolof Ouest – Atlantique en 1954.
9. Conclusion
L’ouvrage d’Anténor Firmin est très riche en matière d’égyptologie, de linguistique générale africaine, de civilisation matérielle, d’étude des monuments égyptiens, d’examen de la flore et de la faune pharaoniques, des légendes d’Osiris, d’Isis, de Seth et d’Horus (qu’il écrit avec raison Hor, égyptien ¡r), de parenté culturelle, raciale et linguistique de l’Égypte pharaonique avec le reste de l’Afrique noire : c’est la grande unité culturelle de l’Afrique noire, alors thématisée par Cheikh Anta Diop dans les années 1960.
Il y a des repères, des dates, des moments, d’importance cruciale, qui font partie de la description phénoménologique de l’esprit africain, dans les Temps modernes et contemporains.
L’itinéraire de cette phenoménologie de l’esprit africain reconnaît, en tant que fondateurs de l’égyptologie africaine, avec des mérites divers, les savants Africains suivants :
- 1879 : Martin R. Delany, Principia of ethnology: The Origin of Races and Color, with an Archeological Compendium, from Year of careful examination and inquiry, Philadelphia, Harper & Brother, 1879 : voir étude de Mario Beatty dans ANKH;
- 1954 : Cheikh Anta Diop, Nations nègres et Culture, De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, Paris, Présence Africaine, 1954, plusieurs éditions : presque pas d’études approfondies sur « Cheikh Anta Diop, égyptologue », parce qu’il faut connaître ce domaine de l’histoire ;
- 1974 : Colloque international sous les auspices de l’UNESCO, au Caire et Aswan, réunissant près de vingt égyptologues, les meilleurs au monde, pour débattre de l’africanité noire des anciens égyptiens ;
- 1992 : création de la revue ANKH. Revue d’Egyptologie et des Civilisations africaines, à caractère international, recevant des chercheurs africains, allemands, italiens, français, américains (noirs et blancs) : l’école égyptologique africaine travaille dans le prolongement et l’approfondissement des thématiques mises en place, de façon érudite, par Cheikh Anta Diop : nous resterons toujours fidèle à l’œuvre de Cheikh Anta Diop.
A des époques différentes, Martin Delany, Anténor Firmin et Cheikh Anta Diop nous ont montré le chemin, le seul chemin, de la véritable histoire des peuples noirs africains.
L’égyptologie est centrale dans ces Études africaines selon la vérité historique, en accord avec l’évidence des faits et divers témoignages.
Que ce passé parle à son présent, selon la belle formule de Wole Soyinka, recevant le Prix Nobel de Littérature, le 8 décembre 1986.
C’est le présent en effet qui est pressant, urgent, massif, parfois tragique : c’est lui qu’il faut organiser, améliorer, instruire, nourrir, habiller, soigner, développer, unir dans la solidarité de destin africain, dans un monde aux géopolitiques terriblement armées.
L’enthousiasme à lire, étudier, connaître Martin Delany, Anténor Firmin et Cheikh Anta Diop est en fait soutenu, de part en part, par les urgences du moment présent de la phénoménologie de l’esprit africain, de la conscience noire panafricaine et la solidarité de tout l’immense peuple africain pour que l’Afrique se construise, selon des valeurs de dignité et de partage, à l’échelle continentale.
La chaîne qui nous unit, nous Africains noirs, aux Pharaons de Nubie et d’Égypte, nos ancêtres, doit nous conduire au « plus bel épanouissement du cœur et de l’esprit de l’homme » (Anténor Firmin, p. 404 de son ouvrage).
Statues de Rā-hotep, prince d’Égypte, et son épouse Nofret (« La belle »), « connue du Roi » (un titre de cour), découvertes à Meïdoum (Meydum), en 1871. Après le Musée de Boulaq, ces statues sont désormais au Musée égyptien du Caire.
Tous les ouvrages de vulgarisation publient régulièrement ces deux statues, qui semblent maintenant avoir été « remaniées » pour donner l’illusion d’une race non noireafricaine. Ici, ces deux statues peintes ne sont pas encore « retravaillées », »manipulées ». Les forgeries ne manquent pas en Égyptologie (Teti-sheri, Nefer-Titi, etc.).
Les statues authentiques montreront toujours le caractère nègre, noir, négro-africain de l’Art pharaonique. Ouvrage de A. Firmin, p. 222.
Pharaon Tout-ankh-Amon Heqa-Iounou shemā Neb-kheperou-Rā (« Image vivante d’Amon.
Souverain d’Héliopolis méridionale. Le Seigneur des Manifestations est Rā »). Héliopolis méridionale, Héliopolis de Haute-Égypte désigne Thèbes, capitale politique au Nouvel Empire. L’une des statues grandeur nature, du souverain d’Égypte : ces statues protégeaient la chambre funéraire, encadrant la porte qui y conduisait. Pharaon est coiffé de la couronne khat (l’autre statue identique porte le nemes). Large collier ousekh, pectoral, bracelets, pagne royal rituel avec devanteau, sandales, long bâton de commandement avec pommeau (medou), massue hedj. Majesté, puissance, force tranquille, autorité, plénitude d’être.
Symbolisme des couleurs ou non, aucun roi, aucun empereur blanc, européen, ne peut se faire peindre en noir, de la tête aux pieds, même dans un contexte rituélique : aucun exemple n’existe. En revanche, Pharaon est ici peint en noir parce qu’il est Noir Africain, un Négro-Africain : il faut voir la réalité en face, que cela plaise ou pas. Il est difficile de « tricher » avec de tels faits, trop évidents, indiscutables, en bonne logique, au vif de l’esprit critique, sans préjugé culturel, éducationnel, idéologique. Vallée des Rois, Thèbes, tombe n° 62. Actuellement : Musée du Caire.
Anténor Firmin a raison lorsqu’il fait état des couleurs dans l’Art égyptien : le noir est la couleur des Divinités, de l’immortalité, de la plénitude, de la Lumière divine (Rā).
L’auteur : Théophile Obenga, cf. http://www.ankhonline.com
[1] Théophile Obenga, Origine commune de l’Égyptien ancien, du copte et des langues négroafricaines moderne. Introduction à la linguistique historique africaine, Paris, L’Harmattan, 1993.