• +1 (438) 408-0897
  • 5870 Rue Alexandre Brossard Québec Canada J4Z 1P3
  • Lun - Sam | 8:00 - 17:00

SOCIOLOGIE AFRICAINE ET METHODES DE RECHERCHE

Par :
Cheikh Anta Diop

Quels sont les problèmes que posent, à la recherche sociologique, les sociétés africaines dont elle peut avoir à s’occuper ? Tel est le sujet que nous voudrions examiner rapidement ici. Nous nous préoccupons essentiellement de l’application des techniques de recherche sociologique à l’étude des sociétés d’Afrique Noire.

CARACTÉRISTIQUES DES SOCIÉTÉS AFRICAINES

Il peut paraître difficile de parler des caractéristiques communes aux sociétés africaines dont l’extrême diversité est frappante (diversité ethnique, linguistique, coutumes et degrés d’évolution différents, etc.). Mais il apparaît, d’autre part, que ces mêmes sociétés présentent une certaine uniformité. Elles ont été qualifiées de sociétés archaïques, sans machinisme (non industrialisées), sans écriture, de sous-développées, etc. Elles ont été et restent encore le terrain d’étude de prédilection de l’ethnographie, de l’ethnologie, de l’anthropologie portées vers l’investigation des populations dites « primitives », investigation qui devait orienter leurs théories générales et au cours de laquelle elles ont façonné leurs méthodes et leurs techniques de recherche.

Actuellement on a célébré la mort du « primitif ». Outre le fait qu’aucune société n’est restée dans sa pureté originelle, qu’il y a eu partout une nécessaire évolution, l’époque moderne a vu les pays « sous-développés », les civilisations « archaïques » entrer en contact avec l’extérieur (l’Occident) et subir des transformations importantes.

Les courants migratoires se sont modifiés et souvent se sont amplifiés avec l’urbanisation, l’industrialisation et le développement des cultures « riches » ; le salariat s’est instauré et s’est développé. Ainsi les processus de changement se sont accélérés. L’étude de ces populations qui était le monopole de l’ethnologie devient aussi l’affaire de la sociologie qui s’intéresse de plus en plus, depuis ces dernières décades, aux transformations que le contact extérieur, par le biais surtout de la colonisation, a fait subir aux sociétés d’Afrique Noire. L’ethnologie avait façonné ses théories générales et ses méthodes au contact des populations dites « archaïques », science née chez les Occidentaux elle est ici malgré tout, dans son propre domaine. Mais comment la sociologie venue d’Occident, et qui est entrée récemment au contact de sociétés très différentes de celles au sein desquelles elle s’est élaborée, va-t-elle adapter ses méthodes d’étude, ses techniques de recherche à ces sociétés « exotiques » et plus particulièrement aux sociétés africaines ?

Il aurait été intéressant de discuter les méthodes de l’ethnologie et de la sociologie en général, quand elles travaillent sur leur terrain privilégié qui est, pour l’ethnologie, les peuples archaïques vivant dans des groupes, souvent sans connaissance claire de leur histoire, chez qui domine la force de la tradition ; pour la sociologie son champ par excellence étant les sociétés modernes complexes et organisées à grande échelle.

On pourrait aussi discuter de la légitimité de cette séparation radicale qu’on a faite entre ces deux disciplines qui ont toutes le même objet d’étude : les sociétés humaines ; le même but : découvrir, comprendre, expliquer les structures de ces sociétés, leurs œuvres, leurs valeurs, etc. Même du point de vue des méthodes de recherche, elles ne sont pas, a priori, radicalement différentes. Il s’agit plutôt d’une certaine logique interne allant plutôt que d’autres suivant le type de société qu’on étudie. Un grand nombre de chercheurs mesurent à l’heure actuelle l’intérêt des apports que les deux disciplines — qui ne sont que les deux aspects d’une même science — peuvent se fournir mutuellement.

Nulle part mieux que dans l’étude des sociétés africaines, l’ethnologie et la sociologie peuvent associer leurs méthodes de recherche et collaborer plus efficacement ; car ici des éléments traditionnels co-existent souvent à côté d’éléments « modernes » ; des changements qui donnent des résultats originaux se produisent et rendent difficile la recherche par les techniques exclusives de l’une ou de l’autre des deux disciplines.

Le mouvement de leur intégration se dessine d’ailleurs ; la récente émergence des pays sous-développés sur la scène mondiale, la crise des transformations qu’ils subissent y sont certainement pour beaucoup.

LES TECHNIQUES D’ENQUÊTE

L’enquête sur le terrain aura d’autant plus d’importance et devra requérir d’autant plus de soins que les documents bibliographiques et les archives concernant les sociétés africaines sont rares ou inexistants. Il y a souvent absence de données de base, précieuses pour l’étude, d’ordre démographique (statistiques de la vie, de la fécondité, des mouvements de populations), d’ordre économique et historique et même de registres d’état-civil : tous renseignements précieux pour la recherche sociologique et dont l’examen constitue une phase préparatoire importante dans l’étude des sociétés « occidentales », mais qui dans les sociétés africaines —sans écriture et promues seulement à une époque récente à être l’objet de recherches précises — font défaut.

On voit alors l’importance du travail sur le terrain (qui doit être son approfondissement, sa précision, etc.). Nous allons examiner les problèmes que soulève l’application des principales techniques d’enquête dans les sociétés africaines.

1. Les techniques d’observation

L’observation directe constitue une phase importante de l’enquête sociologique, surtout au début, et doit continuer tout au long de l’étude sur le terrain. Ce contact avec la société est indispensable pour le chercheur, il aide à formuler les hypothèses de travail, à orienter la recherche et à mettre au point les procédés d’investigation. Ici se pose le problème de la difficulté de l’observation directe et droite des faits dans les sociétés africaines où les obstacles à surmonter par des chercheurs souvent extérieurs à elles sont nombreux, obstacle de la langue, caractère ésotérique ou caché de certaines manifestations, décalage des cultures. Le chercheur africain peut paraître mieux placé pour se faire accepter dans la société et dans ses manifestations les plus secrètes, mais cela ne va pas de soi, même dans sa propre société où il appartient à une catégorie sociale (ou classe sociale), à une caste qui peuvent être en opposition avec d’autres. Il est souvent engagé même malgré lui, du seul fait de son origine, dans la plupart des conflits, des divisions des hostilités de groupes. Il n’est pas sûr d’être admis dans tous les milieux et de se faire accepter partout. Quelquefois, il nous a semblé que là où le chercheur africain échouait, un étranger pouvait réussir, parce qu’observateur réputé neutre, comme étant « hors du coup » et pouvant recevoir, sans que cela présente un danger, des confidences et pénétrer dans les milieux fermés. Mais le chercheur africain dispose de certains atouts du fait de sa « faible visibilité » de sa familiarité avec le milieu — qui peut lui faire comprendre et éviter les difficultés que nous venons d’évoquer — de sa connaissance de la langue. S’il opère dans d’autres sociétés que la sienne, ce qui peut être courant en Afrique par suite de la multiplicité des groupes ethniques, il est en butte à la plupart des obstacles qui gênent tout autre chercheur.

Pour vaincre les difficultés de pénétration du groupe, on préconise quelquefois l’initiation ou ethnographie ; mais cela suppose des conditions particulières d’étude et dont l’une des plus importantes est de pouvoir rester longtemps sur le terrain. Marcel GRIAULE met en garde contre ce procédé : « Dans les conditions ordinaires, l’initiation est une plaisanterie qu’il n’y a pas lieu de recommander et qu’il faut laisser au touriste désireux de couleur locale. Il est plus honnête et plus net, plus habile aussi, pour les importantes est de pouvoir rester longtemps sur le terrain. Marcel GRIAULE met en garde contre ce procédé : « Dans les conditions ordinaires, l’initiation est une plaisanterie qu’il n’y a pas lieu de recommander et qu’il faut laisser au touriste désireux de couleur locale. Il est plus honnête et plus net, plus habile aussi, pour le chercheur de jouer son rôle d’étranger. Les indigènes préfèrent cette attitude à celle qui consiste à les singer. » Pour le sociologue, le problème du contact avec la société à étudier ne se résoud que par une mise en confiance du groupe qui doit finir par l’accepter ou l’adopter. C’est souvent un travail de patience qui demande beaucoup de temps ; mieux vaut en perdre au début que de mal engager la prise de contact, ce qui peut vicier toute l’enquête.

L’observation libre au début devient méthodique, mais les deux procédés doivent être combinés tout au long de l’étude pour découvrir des faits nouveaux intéressants tout en conservant une rigueur dans la méthode d’investigation.

L’observation participante, fréquente en ethnographie, est plus difficile à appliquer pour une enquête sociologique par suite de l’étendue plus importante de la société et de sa diversité très grande, et surtout en Afrique où les particularismes, même dans les lieux de brassage comme les centres urbains, restent importants et plus développés que dans les sociétés occidentales uniformisées : particularismes de groupes ethniques, de dialectes, de sexe, etc. Le travail en équipe, pour la division des tâches, ici comme partout ailleurs, est préférable.

2. Les techniques de l’interview

L’observation directe en sociologie va nécessairement de pair avec l’interrogation orale. G. GRANAI met en garde contre le danger que constitue l’interview. « L’emploi exclusif de l’interview limite nécessairement la signification sociologique de l’enquête pour autant que l’interview ne peut mettre en évidence qu’un système subjectif des rôles et d’attitudes des enquêtés, sans lien nécessaire avec les rôles et les fonctions réels assumés par ces mêmes enquêtés dans la situation réelle. A cet égard, on peut dire que l’interview ne saisit jamais les phénomènes sociaux qu’après coup, qu’en dehors de la situation réelle dans laquelle ils apparaissent. » Ce danger nous semble plus grave dans les sociétés africaines où l’interview suppose quelquefois une mise en scène, toujours une réflexion sur des problèmes que l’enquêté ne se pose pas, ou se pose sous une forme et dans un esprit différent. La forme des questions importe autant que leur signification, d’autant plus qu’il y a souvent nécessité de traduction. Au départ, les questions doivent être les plus simples, les plus « factuelles », c’est-à-dire concernant des faits objectifs ; les valeurs et les significations sont plus délicates à aborder et demandent une certaine pénétration du groupe et de sa culture.

On utilise souvent des informateurs qui peuvent être aussi des traducteurs. Comme le dit GRIAULE : « L’informateur doit être identifié. Il faut s’assurer qu’il appartient bien au groupe considéré et déterminer l’emboîtement des différents sous-groupes dont il fait partie. Ceci posé, il sera opportun de le considérer comme représentant du groupe le plus restreint possible auquel il appartient et de le relier constamment à tous les autres. » Cette mise en garde à l’adresse de l’ethnographe intéresse aussi le sociologue travaillant en Afrique par suite de tous les particularismes que nous avons mentionnés.  

La traduction est un autre obstacle indépendamment de la valeur du traducteur qui doit avoir une bonne connaissance des deux langues. Beaucoup de termes des langues occidentales (française, anglaise, etc.) n’existent pas dans les langues africaines comme certains concepts, ou termes génériques.

L’interview peut se faire à l’aide d’un questionnaire qui doit être au départ souple, mais pouvoir se modifier et s’adapter de plus en plus à l’objet et au milieu étudiés. Mais seule l’uniformité des questions permet une exploitation statistique satisfaisante qui peut être précieuse dans l’étude des sociétés africaines où l’on manque de données chiffrées et précises et où il y a une apparente contradiction, le questionnaire doit être longuement essayé avant d’être arrêté sous sa forme définitive. Tous les dangers que l’on signale à propos de l’interview libre ou dirigée se retrouvent avec l’emploi du questionnaire, principalement dans l’étude des populations africaines. Le souci de la traduction du questionnaire fait en langue étrangère doit préoccuper le chercheur. S’il doit utiliser des enquêteurs, des séances d’explication et de traduction des questions doivent être faites avec l’aide d’un personnel compétent, cela pourra faire éviter beaucoup d’incompréhensions, d’équivoques dont le risque est très grand ici, vu les difficultés fréquentes de communication directe entre le chercheur et les enquêtés.

LES TECHNIQUES EXPERIMENTALES

Elles désignent en sociologie, les techniques de laboratoire sur des groupes restreints, les techniques sociométriques, le sociodrame. Nous les avons mentionnées pour mémoire, leur application en Afrique est encore restreinte. Leur emploi en général est encore très controversé, il soulève le problème de la possibilité de l’expérimentation en sociologie et dans les sciences humaines. Les objections de Georges GRANAI nous paraissent valables quand il écrit : «… Le problème est avant tout de savoir si la nature même et la dimension réelle des phénomènes sociologiques s’accommodent du traitement expérimental. L’expérimentation porte ordinairement sur des groupes artificiels créés par les besoins de l’expérience (groupes de laboratoire) et ne peut avoir généralement mordent du traitement expérimental. L’expérimentation porte ordinairement sur des groupes artificiels créés par les besoins de l’expérience (groupes de laboratoire) et ne peut avoir généralement qu’une signification psycho-sociologique interpersonnelle. »  

Le danger peut être plus grand en Afrique où la difficulté de jouer des rôles empruntés apparaît a priori comme plus difficile, la structure rigide des groupes, la permanence très grande des fonctions sociales autorisent moins l’emprunt artificiel d’un rôle.

TECHNIQUES STATISTIQUES

Les critiques qu’on peut faire de l’emploi des techniques statistiques sont valables en général. Le problème essentiel est la représentativité de l’échantillon par rapport à la population parente.

Dans les sociétés africaines, l’emploi du sondage empirique, qui suppose une connaissance de la population totale et celle des sous-groupes ou strates, est plus difficile par suite du manque de documents de base (par exemple de recensements démographiques précis même dans les agglomérations urbaines). Le tirage suivant des quotas est difficile voire impossible dans la plupart des cas. Il n’en est pas de même pour le sondage aléatoire (random sampling) qui ne suppose aucune connaissance préalable de la population puisque le tirage se fait au hasard. Mais il importe que l’échantillon soit assez grand pour éviter les distorsions. Ce procédé du sondage aléatoire nous paraît très important en sociologie et surtout en milieu africain. La sociologie s’est souvent contentée d’interprétations qualitatives et d’observations sur un nombre de cas restreints. Maintenant qu’elle est capable d’utiliser les techniques statistiques, elle peut aboutir à des précisions plus grandes et à des observations plus généralisées ce qui n’exclut pas l’interprétation qualitative mais l’aide à se formuler avec moins de risque d’erreur et subjectivité. Ce fait est particulièrement important dans les sociétés africaines où le manque de données chiffrées de base, comme nous l’avons plusieurs fois souligné, gêne souvent considérablement les enquêtes sociologiques.

CONCLUSION

La plupart de ces techniques d’enquête sociologique doivent être utilisées conjointement au cours d’une même recherche. Leur emploi simultané permet des précisions et des recoupements nécessaires dans toute enquête. On peut en ajouter d’autres, comme l’étude de biographies, qui exige en Afrique des précautions particulières, par suite de l’imprécision de la notion de temps et de sa nature autre que dans les sociétés occidentales. On peut avoir recours aussi à l’analyse d’œuvres, de documents personnels dont l’utilisation peut être importante.

Le mode d’application de ces techniques, leur importance dépendent de l’objet et du milieu qu’on étudie. Il n’y a pas de technique toute faite. Nous avons essayé uniquement de montrer les problèmes que soulève l’emploi de ces méthodes dans les sociétés africaines. Les difficultés essentielles proviennent du caractère de ces sociétés sans écriture, émiettées et séparées encore par des particularismes nombreux, même dans les zones de contact, de la multiplicité des langues. Elles proviennent en conséquence de ces nombreux obstacles qui ne favorisent pas le contact direct du chercheur avec la société qu’il étudie. Mais toutes ces difficultés peuvent être surmontées en grande partie, c’est en définitive une question de patience, de mise en confiance des populations, de recoupement des méthodes, d’application souple des techniques comme dans toute recherche sociologique.
Auteur:

• Texte publié dans la revue Présence Africaine, numéro 1963/4 (No. XLVIII), pages 180 à 186.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

5870 rue Alexandre Brossard Québec Canada J4Z 1P3

info@institutsyanskilti.com

Abonnez-vous à notre bulletin !

Restez informé des dernières nouvelles et des mises à jour importantes.


    © 2024 Institut SyansKilti – Tous Droits Réservés. |
    Developed by Dtech Development Inc.

    Aller au contenu principal