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- 14 décembre 2024
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Entre espace dominé et aliéné et construction de résistance et de pouvoir par le bas
Georges Eddy LUCIEN
La rue de Port-au-Prince, organisée comme le territoire spécialisé dans les flux de véhicules, de motos et/ou de piétons, devient le prolongement des marchés publics et parfois des entreprises commerciales ou de communication… Espace de transactions par excellence, la rue est le lieu de conflits territoriaux : s’y bousculent des vendeurs de pochettes d’eau, de crédits téléphoniques, des chauffeurs de taxi et de motos… La rue est le lieu de prédilection pour écouler les produits alimentaires, pour fournir rapidement les services banals… C’est une opportunité alléchante et peu coûteuse pour les entreprises formelles. Elles cherchent à profiter du marché émergent des clients ambulants… C’est l’endroit idéal qui favorise, en rien de temps, l’accumulation. Entre l’esthétique et la possibilité d’offrir rapidement les produits, le réflexe d’accumulation prime.
La rue mêle des individus d’origines sociales différentes. Ce mélange de personnes à travers les rues de Port-au-Prince dure le temps des transactions. Car la rue est aussi le lieu où les « classes sociales » se distinguent. Généralement, on ne fréquente pas les mêmes rues. Le commerçant, dans sa voiture, circule après le lever du soleil pour aller à son magasin ou à son entrepôt ; le vendeur de pochettes d’eau ou d’unités téléphoniques, à pied, part dès l’aube pour rejoindre son lieu d’activité, se fixe au lieu de transactions ou bouge à la recherche de clients ambulants.
La rue est d’autant plus un marqueur de distinction sociale qu’une maison dans la ville. Elle unit comme elle divise. Elle permet de regrouper les uns les autres sans faire ensemble. Elle discrimine et juxtapose. Balzac, dans l’ « Histoire des Treize », traduit ce discriminant inhérent aux sociétés de classes. « Il y a des rues nobles, puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douaires ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles (…) ».
L’appropriation de la rue traduit, par ailleurs, suivant l’usager, des connotations sociales plus ou moins fortes. Le grossiste se trouve non loin des transactions. Les rues dialoguent, mais se distancient dans le même temps puisque la proximité physique ne signifie pas la proximité sociale. Les rues s’affrontent aussi car la transaction n’est autre que le recoupement de plusieurs lieux : entre le lieu du détaillant qui écoule le produit et celui du grossiste ou du détenteur de moyens de productions de biens et de services… Entre le premier et le deuxième, le hiatus est énorme. Le premier, après la vente, dans sa stratégie de survie, recourt le plus souvent à d’autres activités pour se reproduire. Il vit dans la dépendance du fonctionnement de la rue, laquelle est détenue non par lui, mais par le propriétaire de celle-ci, le grossiste. Le second réinvestit la plus grande part de ses profits. Cela coule de source puisque qu’il s’agit de la logique d’accumulation.
Dans ce cadre, la rue, inscrite dans cette logique, est un enjeu non négligeable. Appropriée, privatisée, elle devient une propriété à préserver, un territoire sécurisant. Elle est aux aguets et se prémunit contre tout acte qui est susceptible de nuire à son bon fonctionnement. Toute injonction ou tout rassemblement en effet perturbe et devient un accroc aux dynamiques d’accumulation. Car, la rue est un produit qui reflète les valeurs et les représentations de ceux qui la façonnent et lui imprimant du sens… Elle est à la fois espace-produit et espace-producteur. Elle recèle en elle-même ses germes de destruction. C’est le jeu de la contradiction ! Le lock en offre une illustration. Il naît de la rétroactivité ! Les effets semblent rétroagir sur les causes qui semblent les provoquer…
En effet, lieu de luttes de classe par excellence, l’encadrement dont la rue est objet ne peut, pourtant, pas la prémunir totalement contre les déchirures. Les habitants de la ville investissent sans arrêt les rues de la capitale pendant un temps plus ou moins long pour signifier leur réprobation du régime. Lieu de socialisation politique (subjectivation politique aussi), de construction d’identité collective, la rue est dotée de mémoire. Lieu par excellence d’expression et de participation politique, où l’action protestataire des habitants des quartiers prend forme pendant le lock.
La rue, artère urbaine par excellence, voie de desserte locale ou de communication, et surtout lieu de commerce et de vie, est détournée en effet de son quotidien. Hors des routines quotidiennes, la rue voit briser son cours normal. La dynamique d’accumulation s’arrête sur un temps plus ou moins long : les magasins tout comme les fabriques, les ports, les centres commerciaux, les banques…sont fermés. Le peuple, écarté du jeu politique et du jeu économique par un subtil mécanisme de dépossession et de décapitalisation, houspille, proteste et gronde dans la rue. Le pouvoir de la rue est, dans ce cadre, urbain et la population citadine en a conscience.
Les manifestations de rue et le lock permettent de construire un véritable espace public, où les revendications sont visibles par le truchement des cris, des gestes, de la gestuelle des corps emblématisés ou des regards loquaces. La rue devient alors l’objet d’un jeu à gros enjeux. En témoignent des actions cristallisant en un cliché la violence disproportionnée du face-à-face entre les sbires du régime et le peuple en rébellion. Celui-ci, têtu et persévérant, est résolu à défier le pouvoir. Il affronte l’économie marchande de la production de la rue primant l’échange sur l’usage et se propose une inflexion majeure de la rue de la logique marchande : de la rue qui divise, qui fragmente, qui juxtapose ou de celle qui unit comme elle divise à celle qui permet d’être ensemble et faire ensemble collectivement.
Collectivement ! Pour faire corps ensemble et se définir socialement face aux classes dominantes. Il revient d’abord de protéger son territoire et de bloquer le processus d’accumulation au temps du lock. La barricade se fait en ce sens lieu de promesses et d’engagement en construisant un territoire libéré. Elle témoigne de la splendeur et de l’harmonie des masses populaires. Elle est lieu de l’aval et de la révélation d’un pouvoir qui se construit. L’espace de la barricade est un appel à l’héroïsation comme le chante Kéber Bastien.
Vin monte Leta
Vin monte sanwont
Vin monte
Vin monte Leta
Vin monte sangwen
Vin monte
Vin monte san koucha
Vin monte
3 fè foje m kwaze ankwa
Kakas machin kèk moso bwa
Yon pwe lila 3 kawoutchou m limen
Men kwa manman w men lo pinga w
Vin monte Leta
Barikad mwen chérie je t’aime
Woy woy wayo
Barikad cheri mwen renmen w
(…)
Mete boutey m an kalifouchon
Poto elektrik tann sou beton
Yon fil optik ..
Biswit Leta mezi mache w
Woy woy wayo
Barikad je t’aime
Vini monte Leta vin monte Leta
C’est un travail de mémoire qui n’a pas cure de la temporalité. La lutte est immédiate… Le devoir de mémoire se fait instantanément…Séance tenante ! Insistera Richard Brisson !
Mange ton pain pendant qu’il est encore pain
Profite du feu pendant qu’il est encore feu pour faire cuire ta soupe
Pendant qu’elle est encore soupe.
Par les temps qui courent, il ne faut pas remettre à demain ce que tu peux manger ce soir,
Car le grand chambardement est peut-être pour cette nuit.
A l’aube qui sait si ce pain ne sera pas fusil, la soupe poison, le feu sang ?
Hein !
Ainsi dans cette Haïti meurtrie, dominée et exploitée, le lock établit une nouvelle forme de rébellion et souffle une aspiration à un autre monde : attachement à la rue et non déracinement, propriété d’usage et non propriété-appropriation, résistance et non croissance inéluctable…
L’Etat bourgeois est mis ainsi hors d’état de nuire momentanément au temps de lock. Plus qu’un symbole ponctuel, le lock met à nu la vulnérabilité de l’Etat bourgeois et la capacité des masses populaires à rebeller et à marquer leur territoire. Il touche à la structure de l’organisation sociale et spatiale de la chaîne de commercialisation du système capitaliste. C’est l’espace utile, dans la logique d’accumulation, dominé, meurtri et enduré que le lock tente de s’approprier et de transformer. Aussi rend-il compte de la contradiction de l’espace, de la construction de la résistance, du pouvoir par le bas et de la possibilité du Grand Soir.